mercredi, février 06, 2008
Tribune Figaro "Ce qu'il y a de chinois chez N. Sarkozy"
On fête en ce moment le Nouvel An chinois. Ouverture d'une année où les regards se tourneront vers Pékin, lors des Jeux olympiques. Un véritable dialogue en naîtra-t-il ? Ou bien la Chine continuera-t-elle de paraître étrange et lointaine, comme je le constate souvent à regret ?
Il y a pourtant «de la Chine» en France, sous des formes très diverses. Je ne parle pas seulement d'une communauté d'individus. Étant de culture à la fois chinoise et française, j'ai pris l'habitude de voir les réalités par un œil ou par un autre ; et je suis frappé, parfois amusé, d'observer que certaines choses qui se déroulent ici s'accordent facilement avec l'optique chinoise. À mon sens, c'est moins le signe d'une influence historique ou philosophique que du grand nombre de points de rencontre entre les deux formes d'expérience, qui peuvent s'entrecroiser, dialoguer, échanger leurs éléments, sans pour autant devenir similaires.
Et par exemple, en me replongeant récemment dans le traité de stratégie militaire de Sun Tzu, L'Art de la guerre, j'ai eu comme une révélation. Au sein de cet exécutif qui a su accueillir plusieurs visages de la diversité, il y a bel et bien un Chinois qui parachève le tableau sans que nul ne l'ait aperçu : c'est Nicolas Sarkozy.
Car sa manière d'agir, qui consiste à faire de la politique comme une guerre, c'est-à-dire en ayant en vue l'efficacité victorieuse bien plus que le respect des héritages idéologiques, s'accorde en plusieurs points avec des préceptes essentiels de Sun Tzu. J'en distinguerai trois.
En premier lieu, ce qu'on a appelé le «débauchage». Sun Tzu dit précisément au sujet du camp adverse : «N'oubliez rien pour lui débaucher ce qu'il y aura de mieux dans son parti : offres, présents, caresses, que rien ne soit omis.» Est-il nécessaire de rappeler la chronique des événements récents qui semblent avoir constitué l'application directe de cette maxime ? Mais pour ne faire injure à personne, notons que les personnalités de l'ouverture ont en effet été choisies pour leurs qualités réelles. Et que l'arsenal des «caresses» déployées a peut-être moins compté dans leur choix que la déliquescence objective du Parti socialiste, dont le stratège doit tirer parti également.
En deuxième lieu, on mentionnera l'usage de la zizanie. Sun Tzu recommande l'attisement systématique de la division chez l'opposant, afin de le rendre peu à peu inexistant. Un des propos essentiels de L'Art de la guerre est de montrer comment affaiblir l'ennemi en sorte qu'il ne soit même plus nécessaire de combattre pour l'emporter. À défaut de pouvoir attirer directement tous les membres de l'autre parti, il faut profiter des dissensions qui déchirent ceux qui y restent encore. Cette stratégie des «dissensions employées à propos» se met en œuvre par de petites touches qui aggravent dès que l'occasion s'en présente les fissures préexistantes. «Vous les détruirez peu à peu les uns par les autres, sans qu'il soit besoin qu'aucun d'eux se déclare ouvertement pour votre parti ; tous vous serviront sans le vouloir, même sans le savoir.»
L'essentiel du travail est alors accompli chez l'adversaire. Les petites inimitiés deviennent de grandes haines. Les ennemis deviennent surtout ennemis d'eux-mêmes. Au bout du compte, le débauchage par la flatterie n'est même plus nécessaire ! Le ralliement découle mécaniquement du désintérêt, sinon du mépris dont souffrent les meilleurs au sein de leur propre famille. «Leurs ministres les plus éclairés se dégoûteront, leur zèle se ralentira ; et se voyant sans espérance d'un meilleur sort, ils se réfugieront chez vous.»
En troisième lieu, on citera l'indifférence à l'idéologie. Seul compte le résultat. Ce qui est sous-jacent à ces procédés, c'est le primat de la stratégie sur l'idéologie ; et on le retrouve chez Sun Tzu comme dans tout un pan de la pensée chinoise. L'ouverture a surpris aussi bien dans le camp même du président : beaucoup considéraient qu'il existe un bloc d'idées de droite, faisant face à un bloc d'idées de gauche. Nicolas Sarkozy n'a cessé d'effacer les frontières idéologiques. Soit en évoquant, naguère, l'immense valeur d'un Jaurès dans l'histoire de France, soit en proposant, aujourd'hui, des mesures qui étaient depuis longtemps des revendications de la gauche, telle la suppression de la publicité à la télévision publique. À cette stratégie, la gauche oppose une conception défensive de ses idées qui la fait apparaître excessivement figée et sectaire. Elle se réfugie dans l'incantation de la pureté de ses valeurs, dans ce que Laurent Fabius appelait il y a peu le «télévangélisme» de Ségolène Royal, sans favoriser ni le dialogue ni l'efficacité.
Car, en définitive, pour être vraiment appréciée d'un point de vue chinois, la stratégie ne doit pas servir à la seule conquête du pouvoir personnel, elle doit être productive. L'ouverture me fait penser à la recherche d'une dynamique issue d'énergies divergentes, sinon contradictoires. De même que, dans le symbole du yin et du yang, le noir et le blanc semblent se conjuguer, fraternellement et concurrentiellement à la fois, pour enclencher un mouvement d'accélération.
On trouve, en Chine, une conception de l'identité fondée sur l'efficacité plutôt que sur l'idéologie. Identité ouverte, diverse, offensive. Sous l'impulsion de Nicolas Sarkozy, la droite s'est renforcée par la souplesse et la surprise. Elle a déplacé les limites de son identité. Mon héritage culturel m'incite à percevoir cela «à la chinoise».
Mais la pensée chinoise enseigne aussi que faire tenir ensemble les éléments antagonistes dans une harmonie productive est l'une des choses les plus difficiles qui soient, et qu'il y faut une grande sagesse. Souhaitons que notre gouvernement s'en ouvre toujours plus le chemin, en cette nouvelle année. Le «passage à vide» dont il est actuellement question dans la presse est sans gravité, s'il ne concerne que le bruit de la communication, et si l'action stratégique se poursuit, comme le dit Sun Tzu, dans un mouvement invisible et silencieux.
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