dimanche, mars 15, 2009

Ici la Chine : Note de lecture de Brigitte Duzan


Présenté comme un livre pour mieux comprendre la pensée chinoise, «Le manuel de Chinoiseries à l'usage de mes amis cartésiens» de Chenva Tieu est un ouvrage vivifiant et pragmatique qui aidera certains à mieux apprécier les spécificités de l'Empire du milieu.Quelques clés pratiques
Voilà un petit essai sympathique qui offre sans prétention quelques clés pratiques de décodage de certains traits de la mentalité chinoise. Je dis bien ‘pratiques’, car l’auteur est un chef d’entreprise (1), et d’origine chinoise qui plus est : son propos n’est pas de délivrer un discours philosophique ou rhétorique de plus sur un sujet déjà passablement rebattu, mais bien plutôt de donner avec pragmatisme des clés de lecture de nature à favoriser un rapprochement entre nos deux cultures, rapprochement lui-même conçu de manière très concrète, comme une sorte d’échange de bons procédés.

Les huit chapitres sont constellés d’idées originales, dont on regrette d’ailleurs souvent qu’elles ne soient pas plus développées. Le premier aborde la notion de frontière, vitale pour quelqu’un qui a surtout appris à les franchir et à s’en affranchir, et bien sûr la première qui vient à l’esprit quand on pense à la Chine est celle qu’est censée avoir voulu instaurer la Grande Muraille. On sait que ce fut surtout une frontière symbolique, mais Chenva Tieu apporte une observation personnelle dont il tire une signification originale.

Une fortification est normalement renforcée du côté où l’on attend un envahisseur. Or la Grande Muraille, dit-il, est parfaitement symétrique : rien n’indique quel était le côté défensif. C’est que l’ennemi était autant à l’intérieur qu’à l’extérieur, et qu’elle a une signification d’unification plus que de défense : elle a été constituée par le raccordement de diverses murailles qui avaient été érigées par divers Etats du temps des Royaumes combattants. La Grande Muraille est le symbole d’une Chine unifiée, mais ce n’est pas une Chine repliée sur elle-même : la Muraille courait en fait d’Est en Ouest, les marchands la longeaient dans leur périple sur la route de la Soie, et elle servait à protéger les échanges avec l’Asie centrale.
Décrypter les codes spécifiques de la pensée chinoise
Symbole d’unité et de puissance, la Grande Muraille est donc avant tout un signe identitaire très fort. C’est à partir des caractères de cette identité nationale que Chenva Tieu tisse ensuite la trame de son essai. La Chine a beau offrir au regard étranger une façade uniforme, continue-t-il, elle a toujours fait preuve d’une énorme capacité d’assimilation, et se présente en fait comme une somme d’identités multiples.

Il y voit un exemple dont pourraient s’inspirer aujourd’hui les Occidentaux aux prises avec ce genre de problème : on a cependant du mal à le suivre dans cette voie-là, car l’unité nationale chinoise est quand même réalisée en grande partie au détriment des cultures dites minoritaires, ce qui pose aujourd’hui les mêmes problèmes en Chine que chez nous.

Chenva Tieu s’attache à décrypter les codes spécifiques d’une pensée qui préfère l’harmonie à la guerre, les « rites » aux lois et la collectivité à l’individu, avec au passage un court développement sur la signification profonde de la non-singularité des noms de famille qui agit comme facteur supplémentaire d’intégration de celle-ci dans le groupe social. On est quand même un peu dubitatif quand il défend le non-respect des contrats par une conception différente de la notion de vérité…
Expliquer les différences entre la Chine et l'Occident
Son développement peut-être le plus intéressant, en particulier du point de vue pratique, concerne ce qu’il appelle le ‘potentiel’, et qu’il oppose à la dualité théorie-action de la pensée occidentale. En Occident, on définit par la réflexion l’objet d’une action, on la planifie avant de l’accomplir. En Chine, dit-il, l’action ne se fonde pas sur un schéma de ce genre : « ce qui importe, ce n’est pas de modeler le réel d’après une idée, mais d’exploiter ses potentialités ».

Comme dans la petite histoire du Mencius, il ne sert à rien de tirer sur les pousses de riz pour les faire pousser plus vite, il faut juste leur fournir ce dont elles ont besoin pour croître : développer leurs « potentialités ». Il s’ensuit des profils de dirigeants beaucoup plus effacés qu’en Occident, en particulier dans les sphères gouvernementales.

Ce caractère rejoint l’anti-héroïsme de l’Art de la guerre et de la pensée stratégique chinoise : il s’agit de gagner sans combattre. Chenva Tieu en tire des conséquences concrètes que devraient apprécier les hommes d’affaires qui veulent s’attaquer au marché chinois : toute campagne est fondée sur le « semblant », c’est-à-dire l’image que l’on réussit à donner de soi au camp adverse dans l’espoir que la force affichée arrive à le convaincre de l’inanité de ses espoirs de victoire. Le conflit économique se livre d’abord sur le terrain psychologique. Dès lors, tout est permis, y compris les coups fourrés. La morale est ailleurs : dans le résultat.
Oeuvrer à l'harmonisation de deux pensées
Le but de ce livre n’est cependant pas de donner des recettes aux Occidentaux, un ‘modus operandi’ vis-à-vis d’interlocuteurs chinois souvent difficiles à comprendre ; c’est d’œuvrer à un rapprochement qui soit une « harmonie bilatérale », c’est-à-dire fondée sur l’échange. Ce que prône Chenva Tieu, c’est une « biculturalité » qui est à l’heure actuelle plus développée en Chine, ce qui est l’une des raisons de son succès sur la scène internationale. Nous avons certainement beaucoup à gagner à intégrer certaines valeurs issues de la culture chinoise, comme la Chine a su le faire avec nombre de valeurs issues de l’Occident.

L’espoir de Chenva Tieu, que l’on ne peut que partager, est de voir se réaliser peu à peu une harmonisation des deux pensées dont tout le monde profiterait – dont il préfigure en quelque sorte un modèle réussi. Mais il faudrait d’abord que les Occidentaux cessent de considérer que leur mode de pensée est intrinsèquement supérieur à tout autre. Il faudrait beaucoup de petits livres de ce genre pour arriver à une telle révolution mentale.

(1) Chenva Tieu est un brillant chef d’entreprise français d’origine chinoise. Président de la société de production audio-visuelle Online Productions, il est également, entre autres, co-fondateur du Club du XXIème siècle et président de la chaire « Management et Diversité », créée en partenariat avec le Club au sein de l’université Paris Dauphine.

Autant d’activités qui sont pour lui des manières différentes de décliner le thème de la diversité qui est son cheval de bataille : diversité dont il est convaincu qu’elle sera la marque de notre siècle et qu’il s’agit donc de maîtriser pour en faire la base de la citoyenneté moderne et la condition de la prospérité.

Note : le livre utilise une transcription obsolète des noms chinois, celle de l’Ecole française d’Extrême-Orient, qui est aujourd’hui généralement abandonnée au profit du pinyin. On peine à se demander les raisons d’un tel choix, sinon l’illusion que cela rend le livre plus accessible. Cela donne seulement un archaïsme étrange dans un essai par ailleurs vivifiant.

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