samedi, février 21, 2009

Manuel de Chinoiseries / Introduction


Un conte chinois raconte l’histoire d’un peintre qui échappe à la cruauté de son prince en disparaissant dans l’un de ses paysages. Et c’est toute la Chine qui semble parfois se cacher ainsi derrière les images qu’elle présente d’elle-même. Aujourd’hui encore, malgré son dynamisme économique et sa modernisation, elle garde, pour beaucoup, l’aspect d’une contrée lointaine, étrange, insondable. Le mot « chinoiserie » évoque la perplexité des Occidentaux découvrant un peuple qui semblait faire de toute l’existence une devinette. Qui n’avaient pas, avec le réel, le rapport carré du cartésianisme, préférant l’approcher par des subtilités et des cérémonials. Eh bien, assumons un peu ces chinoiseries, voyons ce qui se cache derrière elles ! Mettons-les au jour, autant que possible. Surtout que, sous la condescendance vaguement affectueuse du terme, se loge comme une méfiance. La chinoiserie, c’est peut-être l’arabesque du dragon avant le coup de grâce. Ou la courbette qui devient prise de kung-fu. La chinoiserie n’est pas franche.
Bref, si la Chine intrigue, elle inquiète aussi. J’ai le sentiment que plus elle monte en puissance, plus on redoute qu’elle ne devienne agressive. La célèbre formule prêtée à Napoléon, et reprise par Alain Peyrefitte, exprimait cette anxiété plus que jamais actuelle : quand la Chine s’éveillera, le monde tremblera.
Dire cela, c’est faire de la Chine une menace. C’est lui prêter des intentions belliqueuses – même si la « guerre » en question est simplement économique. Et c’est peut-être raisonner comme si elle était un pays occidental. Beaucoup d’Européens semblent avoir peur, en un mot, d’être écrasés par les Chinois. N’est-ce pas justement parce qu’en Occident, la puissance est souvent allée de pair avec l’asservissement d’autrui ?
Le monde tremblera… N’est-il pas significatif que la formule ait été attribuée à Napoléon ? S’il avait disposé d’une masse humaine aussi grande que la population chinoise, il l’aurait sans doute, lui, lancée à l’assaut du monde. Et le monde aurait vacillé. Mais l’empereur français rêvait peut-être à une Chine qui n’aurait plus été la Chine, à une Chine qui aurait eu un Alexandre le Grand, un Christophe Colomb, un Napoléon ! Une Chine en quelque sorte occidentalisée, avec des conquérants, avec un désir de sortir de ses frontières et de s’égaler au monde entier – ce que de nombreux pays européens ont voulu faire, chacun à leur tour, mais ce que la Chine n’a jamais tenté.
Une des idées qu’il me tient particulièrement à cœur de défendre dans ce livre, c’est que la Chine n’accroît pas sa puissance pour déferler soudain sur le monde, le dominer, peut-être l’écraser. Pour le dire en bref : elle ne veut pas nous faire la guerre. L’harmonie est une notion fondatrice de la pensée chinoise depuis les origines. L’ordre politique doit respecter l’ordre du monde, plutôt que le bouleverser. Et il n’y a pas d’harmonie sans la paix. Aujourd’hui, contribuer à l’harmonie, c’est œuvrer à l’édification d’un monde multipolaire. L’équilibre est préférable à l’hégémonie.
Ce souci de l’harmonie qui prévaut sur le désir de la conquête, on le trouve dans le célèbre traité de Sun-tzu, L’Art de la guerre – écrit cinq ou six cents ans avant Jésus-Christ, et que les éditions officiellement proposées par l’actuelle république populaire présentent toujours comme « la quintessence de la doctrine militaire de la Chine ».
Paradoxalement, cet art de la guerre est aussi un art de ne pas faire la guerre. La conduite du bon général doit s’accorder avec le ciel et la terre, qui tendent à la production et à la conservation des choses plus qu’à leur destruction. Ses principales préoccupations sont le repos des villes et des campagnes, le bonheur de ses compatriotes, la paix de l’univers. Il ne troublera les cités étrangères que s’il y est absolument contraint. La guerre est une calamité. Et la meilleure victoire, d’après Sun-tzu, est toujours celle que l’on obtient sans livrer bataille. Confucius aussi disait qu’un général vraiment grand n’aime pas la guerre. C’est une constante de la pensée chinoise. On est loin de l’idée qu’à vaincre sans péril, on triomphe sans gloire ! Loin des « grands hommes » de l’histoire militaire européenne, qui ont souvent beaucoup perdu parce qu’ils ont voulu conquérir toujours plus !
Je voudrais faire comprendre certains aspects de la Chine, afin qu’elle n’apparaisse plus comme une puissance mystérieuse et menaçante. Les échanges commerciaux entre Chine et Occident sont bien sûr en plein développement. Mais le dialogue doit aussi être culturel. C’est de cette façon qu’un entrepreneur amené à travailler avec des Chinois pourra diminuer le sentiment d’étrangeté. Si l’on signe des contrats, mais que l’on ignore les cadres, les héritages à l’intérieur desquels raisonne l’interlocuteur, il peut arriver que l’échange soit finalement décevant ; alors la méfiance, la mésentente risquent de renaître. Certains événements actuels sont difficilement compréhensibles sans une intuition de la manière dont les problèmes sont appréhendés en Chine. J’aimerais donc montrer, pour ainsi dire, « comment pensent les Chinois », dissiper certains préjugés, et provoquer l’envie d’aller vers eux, en multipliant les échanges de biens et d’idées.
Qui ne redouterait pas le réveil d’un dragon ? Mais n’est-ce pas être apeuré par une image – une image d’Epinal ? Au sujet de la Chine, beaucoup de vieilles représentations, un peu fantasmatiques, circulent et travaillent les esprits : le monstre griffu, ailé, prêt à cracher le feu, le « supplice chinois » cruel et raffiné, le nombre immense des habitants, océan humain prêt à submerger le monde, etc.
Par mon histoire personnelle, je suis très attaché à tout ce qui peut écarter les idées reçues et favoriser la compréhension mutuelle entre Chine et France, entre Chine et Europe.
Mon père venait de la province de Canton. Très jeune, il était parti chercher fortune au Vietnam. Il eut à Saigon une vie prospère. Il aimait séduire ; peut-être ressemblait-il alors aux riches entrepreneurs chinois d’Indochine que l’on rencontre dans certains romans de Marguerite Duras. Il découvrit la France dans les années cinquante. Plus tard, il rencontra ma mère à Hongkong ; elle fut sa seconde femme. J’ai passé mon enfance à Phnom Penh et à Hongkong, à la fin des années soixante et au début des années soixante-dix. De Hongkong, je garde le souvenir d’une cité rayonnante, ambitieuse, optimiste, une cité peut-être à l’image de ce que sera bientôt la Chine tout entière.
J’étais revenu à Phnom Penh auprès de mon père lorsque, en avril 1975, les premiers détachements des Khmers rouges sont entrés dans la ville. J’ai embarqué à bord du dernier avion en partance. J’avais douze ans. C’est en France que ma vie allait désormais se dérouler.
J’ai donc été l’élève de l’école de la République. Puis j’ai fait mes études supérieures à l’université de Paris-Dauphine. J’ai créé une société de conseil en gestion de la trésorerie – ensuite j’ai pu diversifier mes activités.
On comprend que mes sentiments pour la France soient extrêmement forts. Ce pays dont j’ignorais presque tout en y arrivant a pourvu à mon éducation. Il m’a transmis ses valeurs, son patrimoine. Je lui dois ma liberté.
Je suis fier d’être français et européen. Et je voudrais à mon tour faire partager l’autre versant de ma double culture. Citoyen français, homme d’entreprise, acteur de la mondialisation, j’ai également été élevé dans les traditions orales de la Chine. Elles aussi ont formé mon esprit. Ce livre est issu de mon expérience. J’ai voulu y donner quelques modestes « clefs » pour ce que l’on croit être l’énigme chinoise. Je souhaite qu’il soit utile à tous ceux qui sont dès maintenant en rapport avec la Chine, ou le seront bientôt. J’aimerais qu’il diminue les peurs suscitées par une Chine qui détient l’un des premiers rôles dans la mondialisation.
Et s’il donne un autre regard sur la Chine, peut-être en donnera-t-il aussi un sur la France et l’Europe. Car je crois que la diversité, la comparaison et la rencontre des cultures sont une source d’enrichissement pour tous.
Nous vivons actuellement, en France, une période de transformation – certains ont dit de « rupture ». Rupture motivée, dans une large mesure, par la crainte d’être dépassé par la Chine. S’il est vrai que, comme je le crois, elle ne veut pas nous faire la guerre, il semble aussi qu’elle s’apprête à gagner le jeu de la mondialisation. Dans son Art de la guerre, Sun-tzu se montre, certes, hostile à la guerre elle-même, mais pas à la victoire ! Il y a toujours un vainqueur et un vaincu. Même si le vainqueur, qui a su prendre l’avantage sans s’engager dans un choc frontal, ne ressemble pas au glorieux héros occidental.
Pourquoi la Chine apparaît-elle, aujourd’hui, la mieux à même de gagner ? Je crois que c’est parce que les Chinois sont capables de prendre le meilleur – et même le pire – de l’Occident sans avoir le sentiment de renoncer au fait qu’ils sont chinois. Ils savent qui ils sont. Et sachant où est leur place, ils n’ont pas peur de se déplacer, d’accueillir la différence. Leur identité est ouverte, mais c’est ainsi qu’elle reste forte.
Les Occidentaux se font souvent une conception défensive de leur identité. Certains me semblent avoir peur que les Chinois débarquent en surnombre et les obligent à se brider les yeux et à manger du riz tous les jours ! Mais en réalité, le modèle chinois, si l’on peut parler d’une telle chose, ce n’est pas une collection de caractères stéréotypés : c’est justement l’absence d’un modèle fixe, c’est une recherche d’efficacité, où l’identité ressort plus riche de s’être additionnée la différence. Si l’on veut travailler avec la Chine, si l’on veut rivaliser pacifiquement avec elle, il n’est donc pas question de devenir chinois en oubliant ce que l’on est. Mais plutôt, de devenir à la fois soi-même et l’autre, et d’être alors d’autant mieux soi-même. Un soi-même enrichi par l’accueil de l’autre, par tout ce que l’autre lui a permis de comprendre sur lui-même.
En composant ce livre, je me suis dit qu’il pourrait être, en définitive, une sorte de lunette ou d’instrument d’optique, où ils pourront regarder d’un point de vue chinois les choses qui les entourent. C’est en échangeant ainsi les perspectives que l’on enrichit le monde où l’on vit – et que l’on multiplie les solutions possibles aux problèmes actuels. En se regardant dans l’optique chinoise, les Européens apercevront peut-être beaucoup de chinoiseries en eux-mêmes. Le dialogue des cultures n’est pas seulement un import-export de données. La connaissance de la pensée chinoise peut aussi apprendre à l’Europe une autre manière de se regarder elle-même. Mais s’il y a tant d’éléments chinois en elle, c’est peut-être l’Europe qui donnera, finalement, quelques « leçons de Chine » à la Chine… C’est du moins ce que je veux suggérer ici, pour que le dialogue soit complet. Pour que chacun y trouve son avantage, sans avoir le sentiment qu’on lui a volé ou imposé quelque chose.
J’ai construit ce livre autour du nombre huit. Dans la symbolique chinoise traditionnelle, ses significations sont grandes. C’est le nombre de la prospérité. C’est le nombre de l’immortalité. C’est le nombre des piliers du ciel. C’est le nombre essentiel dans l’ordonnancement d’un cérémonial. C’est le nombre des trigrammes fondamentaux, dont les soixante-quatre combinaisons constituent le mystérieux traité du Yi-king. La pensée chinoise ancienne était très attentive aux valeurs des nombres. Et le huit conserve une grande force dans la mentalité populaire. Ce n’est peut-être pas toujours pour de bonnes raisons : le huit est aussi associé au principe masculin (sept étant le nombre de la femme), qui reste dramatiquement favorisé dans les familles soumises à la politique de l’enfant unique, et désireuses d’avoir alors un garçon plutôt qu’une fille. C’est sous le signe du 8 que les autorités ont placé les JO de Pékin, qui se sont ouverts le 8 août 2008 – le 08/08/08. A 8h 08 !

Table
I. La frontière
Les murs – La Grande Muraille – L’identité chinoise
II. La nation
Le rappel des jonques – L’emprunt du nationalisme – Une histoire faite de diversité
III. L’homme, le ciel et la terre
Un regard sur l’horizon – Wang, ou l’empereur – La bureaucratie céleste, lettrés, ingénieurs, eunuques… – Tous les trente ans…
IV. La famille
Le respect confucianiste – Comment t’appelles-tu ? – Des adieux solennels – Un défi pour la Chine
V. La vérité
Une autre manière de voir – Le tao – Devenir autre
VI. Le potentiel
Savoir attendre – Le non-agir – Au-delà de la veille et du sommeil
VII. L’art de la guerre
Un manque de héros – Manières de gagner sans combattre – Stratégies pour le XXIème siècle
VIII. L’harmonie
Le sens de l’harmonie – Entre Chine et Europe – There is something chinese in you, Mr Jean Monnet !
Conclusion : Les Empires du Milieu