mercredi, mai 20, 2009

L'Europe peut-elle donner une "leçon de Chine" à la Chine ?


L’actualité des prochaines semaines sera marquée par la coïncidence de deux événements : les élections dans l’Union Européenne et les retrouvailles entre Bruxelles et Pékin à Prague. Reliés par le hasard du calendrier, leur confrontation peut toutefois être riche d’enseignement : ils concernent deux espaces politiques confrontés à une sorte d’heure de vérité, où ils gagneraient peut-être à s’observer au miroir de l’autre. La Chine et l’Europe, ce sont bien sûr deux histoires, deux civilisations, deux pensées qui diffèrent immensément. Mais je conçois ces différences comme deux points de vue sur une expérience humaine qui reste fondamentalement la même. Le dialogue est l’échange de ces points de vue. Il apparaît alors que bien des données européennes s’accordent avec l’optique chinoise, et que, réciproquement, les problématiques de la Chine actuelle peuvent s’éclairer à la lumière de l’histoire européenne.
Une anecdote m’a toujours frappé, que raconte Jean Monnet dans ses mémoires. Monnet, entre les deux guerres, avait conseillé le général Chiang Kai-shek, alors à la tête de la Chine. Et Chiang, qui semblait l’apprécier, avait dit à Monnet qu’ « il y a quelque chose de chinois en lui ». A mon sens, c’est aussi dans l’Europe elle-même qu’il y a quelque chose de chinois. Je me demande même si, aujourd’hui, c’est elle qui n’est pas en mesure de donner des « leçons de Chine » à la Chine. Sur trois points, cette confrontation au premier abord surprenante me paraît digne d’être tentée : l’harmonie, l’attractivité, la nation.
L’harmonie est le maître-mot de la politique actuelle de la Chine, comme de toute sa culture traditionnelle. Elle est l’équilibre local d’une diversité. Elle n’est pas obtenue par l’application d’un principe abstrait. Elle relève du mode de pensée chinois où l’universel ne joue pas un rôle si grand qu’en Occident : c’est pourquoi on a tort de considérer que les Chinois se soustraient à la considération des droits de l’homme par machiavélisme ou par mauvaise foi.
Or, s’il y a quelque chose de chinois en Europe, si l’Europe peut parler à la Chine sans lui donner des leçons d’idéalisme, c’est que, à mon sens, elle n’est pas autant qu’on le croit une idée. L’était-elle pour Monnet, qui fut un modèle d’esprit concret et d’indifférence à l’abstraction ? La formule de François Jullien, « un sage est sans idées », me paraît s’appliquer à lui à merveille. Il n’était ni idéaliste ni activiste, deux caractères occidentaux qui vont ensemble puisqu’ils reviennent à faire violence à la réalité. Il cherchait l’efficience, l’influence discrète sur les potentialités d’un contexte. La manière dont il a intriqué les intérêts des anciens frères ennemis, la France et l’Allemagne, me fait penser au symbole du yin et du yang, qui rivalisent dynamiquement, en paix, pris dans un destin commun où la perte de l’un signifierait aussi celle de l’autre.
Peut-être même l’Europe a-t-elle pris un peu d’avance sur le chemin de l’harmonie tant revendiquée par les Chinois, parce qu’elle a entièrement renoncé à la contrainte pour la réaliser. L’attractivité de l’Europe est telle que les pays qui n’ont pas le désir de la rejoindre sont rares. Elle rayonne par la paix, la prospérité, la liberté, la créativité intellectuelle ; non par une force armée.
Or c’est d’une façon assez similaire que la Chine s’est longtemps représenté son destin : elle était l’Empire du Milieu, le centre vers lequel le monde convergeait. Au dix-huitième siècle, l’empereur Qianlong accueillit les Anglais comme des vassaux qui devaient avoir beaucoup d’hommages à lui rendre, pour venir le visiter de si loin. Ce grand orgueil eut deux effets paradoxaux : une certaine ouverture à des influences diverses, et une grande fragilité. Qui penserait à défendre le centre du monde ? Ce serait un aveu de faiblesse. Les Anglais n’eurent pas ces raisonnements subtils et firent main basse sur la Chine. Celle-ci a gardé depuis lors une méfiance farouche qui l’empêche peut-être de retrouver le sentiment ancestral de son pouvoir d’attraction : l’Empire du Milieu ne devrait pas avoir besoin de la force pour maintenir le Tibet dans sa sphère d’influence. Et en ce sens, c’est plutôt l’Europe qui est, aujourd’hui, l’Empire du Milieu.
Ce chassé-croisé entre Chine et Europe se retrouve enfin autour de l’idée de nation. Les Chinois revendiquent une harmonie casquée au nom de leur tradition millénaire, mais leur nationalisme est emprunté : ils l’ont repris, au début du vingtième siècle, aux nations européennes qui les avaient dominés. La difficulté de l’affaire tibétaine est là : le Tibet est depuis longtemps très lié à la Chine, mais, à proprement parler, il n’a jamais appartenu à la nation chinoise, car cette nation n’existait pas.
En se construisant sur les ruines de nations belliqueuses, auxquelles elle a imposé la modestie d’un « non-agir » au sein d’une coexistence harmonieuse, en sortant, autrement dit, des schémas hérités de son histoire pour inventer une forme politique inédite, l’Europe me semble avoir retrouvé des caractères chinois. Alors qu’en martelant son nationalisme, la Chine est peut-être plus fidèle à l’Occident qu’à sa propre tradition.
D’un coté, les Chinois pourraient donc observer quelque chose d’eux-mêmes dans le miroir de l’Europe actuelle. Et celle-ci a, de ce fait, la chance de pouvoir dialoguer avec eux sans leur faire la leçon d’une manière trop typiquement occidentale. Il me semble important de ne pas briser cette chance.
Et d’un autre côté, les Européens pourraient enrichir la compréhension de ce qu’ils construisent au miroir de la pensée chinoise. L’altérité aiderait à concevoir la nouveauté de l’Europe. A la concevoir sans la rapporter au vieux modèle de la nation, comme si l’Europe devait être une super-nation, ni à une grande idée encore et toujours introuvable, mais en la considérant comme ce qu’elle est dès maintenant, c’est-à-dire une composition harmonieuse, efficiente, inédite dans l’histoire, de nations aux frontières ouvertes, liées de telle sorte qu’elles trouvent avantage à la paix et à une multiplication graduelle des échanges de toute nature.

1 commentaire:

Anonyme a dit…

Ce qui caractérise le Centre, c'est donc sa capacité à rester attractif.

Le grand père de Qianlong, Kangxi a su se montrer très tolérant vis à vis des cultures et religions extérieures. Et c'était lui qui avait amené la Chine à son apogée. Quanlong s'est donc montré trop sûr de lui même et n'a pas fait montre de modestie pour entendre les avis nouveaux des visiteurs.

Je retiens que l'ouverture et la tolérance sont nécessaire pour garantir la prospérité d'un pays.